Pour notre second rendez-vous, nous avons donné la parole à Christophe Karabache, franc-tireur d'un cinéma radical qui cherche à éveiller la conscience collective. Il s'affranchit volontiers du langage cinématographique conventionnel et formaté pour mettre au monde des films bruts, sans concessions, dont la grammaire tient avant tout de l'expérience sensitive. À travers ses œuvres contestataires et critiques, il porte un regard éclairé et éclairant sur un monde à la dérive.
Quelle place occupe le cinéma dans votre vie professionnelle et personnelle ?
Mon travail cinématographique est une continuité entre l’aspect professionnel et intime de ma vie. Il n’y a pas de séparation. Je m’inspire d’événements que j’ai vécus sans pour autant que mon cinéma possède une dimension nombriliste. Cela vaut aussi bien pour les relations que j’ai avec les femmes ou bien avec la guerre au Liban quand j’étais enfant. In fine, mon travail cinématographique déploie un lien très charnel avec ma vie. Le cinéma est un besoin vital pour mieux supporter la vie. Je ne sais rien faire d’autre que du cinéma. J’ai toujours besoin d’avoir l’idée d’un film qui m’anime. C’est une pulsion. C’est cela qui donne sens à ma vie.
Pouvez-vous évoquer votre rapport à la guerre ?
Étant de nationalité libanaise (père libanais, mère française), j’ai grandi au Liban au cœur de la guerre civile. J’aurais aimé avoir une autre enfance, mais on ne la choisit pas. Forcément, on ne guérit jamais de notre enfance. La guerre civile a pris fin lorsque j’avais 11 ans en 1990. J’ai donc 11 ans de ma vie imprégné par la vision de cadavre, des explosions…C’est une vie très particulière et c’est tout naturellement que j’ai voulu l’exprimer avec de l’image et du son. Le premier moteur pulsionnel à la création fut forcément l’enfance. C’est quelque chose de l’ordre du biologique résultant du traumatisme de la guerre. Cela a donné lieu à des leitmotivs plastiques et sonores qui ont construit mes films, avec les chairs éclatées, les sons redondants, etc. Cela vaut aussi bien pour mes films réalisés en France qu’au Liban.
Vous avez donc eu un rapport très précoce avec un monde très adulte ?
Enfant, j’ai été confronté à un monde très adulte à tous les niveaux. Mon premier rapport eut lieu lorsque j’avais 11 ans avec une femme qui en avait 22. C’était une très belle femme qui travaillait dans une vidéothèque. Elle me donnait des films érotiques. C’est très marquant. Ainsi le premier film que j’ai vu était une VHS d’un film érotique.C’est peut-être consciemment ou non une des raisons de mon attachement à l’image et au son, plus que par l’écrit, même si celui-ci est présent à travers mes dialogues très théâtralisés ou le texte de mes voix off. Comme j’étais un enfant solitaire, je jouais tout seul en faisant des mises en scène. C’était très théâtral, je jouais tous les rôles. Mais dans mon imaginaire, je réalisais du montage spatial et temporel où il n’y avait pas de limite.
C’est donc en réaction à cela que l’un de vos premiers courts métrages met en scène une boucherie ?
Effectivement, lorsque je vivais au Liban, j’habitais en face d’une boucherie. Je l’ai donc incluse naturellement dans l’un de mes premiers films réalisés en super 8. Elle est devenue une figure réduite à l’essentiel, avec une dimension répétitive, montée en parallèle avec des images de ruines. J’ai montré ainsi la métaphore du dépècement, du morcellement de la guerre. Symboliquement, c’est du Guernica en film.
Sans faire non plus de généralité, c’est quelque chose de très agressif et atypique par rapport à ce que l’on a l’habitude de voir en court et en long-métrage ?
Effectivement, à de nombreuses reprises, pour un public n’ayant pas vécu au Liban, ils considèrent mes films comme une provocation gratuite. Ils stigmatisent à tort les images violentes qui constituent mes films. Or, ce n’est absolument pas cela. Je ne le provoque pas, je pense ce que je fais, ce qu’il y a à l’image et dans le son. C’est bien aussi de prendre des risques en montrant ces films à d’autres personnes qui n’ont pas forcément vécu les mêmes choses. Le cinéma sert aussi à cela. Ce n’est pas uniquement des films réalisés pour un public libanais. C’est avant tout un langage universel, sans frontière. Je provoque la conscience et la réflexion du spectateur. C’est utopique, mais j’aime à penser qu’on peut changer les choses en amenant le spectateur à être actif lorsqu’il assiste à une projection de l’un de mes films. D’où ma radicalité. Que cela soit dans les longs plans-séquences rigides et statiques ou quand je fais des plans très fragmentés (surtout lorsque je suis au Liban). Les tremblements omniprésents, le souffle dans la bande sonore sont agressifs, mais c’est pour mieux provoquer la conscience du public. Je ne veux pas que le spectateur soit dans une position aisée et confortable.
Vous faites consciemment ou inconsciemment partie d’un courant contestateur par rapport à la norme formatée de l’ensemble des productions actuelles. Quel regard portez-vous sur cette production ?
Il y a de plus en plus de films formatés, politiquement corrects, bien pensants, lisses et consensuels. Cette production est normée et vide de sens. On est dans une obsession de la technique. C’est de la technique pour de la technique. Il n’y a pas de fond. Être dans la perfection, asservis aux nouvelles technologies, ce cinéma ne m’intéresse pas. Je préfère faire des films, peut-être techniquement très mauvais, mais qui au moins vibrent la vie, bouleversent la conscience. Je fais du cinéma qui sent l’acre, la sueur et la chair.
Lorsque la vie t’impose d’être différent des autres, tu ne rentres pas dans le moule et en conséquence tu entreprends des choses différentes. Je ne suis pas le troupeau. Je fais des films pour mieux supporter la vie. « Je ne pose pas des bombes, je fais des films » comme disait Fassbinder. C’est une phrase très constructive d’un point de vue de la création à mes yeux. Mon père c’est Buñuel, Pasolini c’est mon cousin, Fassbinder c’est mon frère. Drôle de famille ! Tout en m’identifiant à ces cinéastes, je fais du cinéma très personnel. D’où le côté brut, les paysages arides, les déserts... Je suis contre l’aspect décoratif si je suis devant un monde sale et brisé. Je ne comprends toujours pas ce type de cinéma qui s’ingénie à apaiser le spectateur, à le caresser dans le sens du poil, s’obstinant à donner une image du monde proprette et jolie.
Cela se ressent bien dans votre manière très charnelle, très organique de faire des films, que cela soit avec de la pellicule ou bien du numérique. On est aux antipodes des images lisses, parfaitement bien éclairées et étalonnées !
Super 8, 16 millimètres, mini Dv, HD etc. Quel que soit le support, je fais avant tout des films qui me ressemblent. Je ne suis pas fétichiste du format, le plus important reste avant tout le regard que je porte sur le monde en réaction à ce que je vis et ce que j’ai vécu. Par exemple, dans Beirut Kamikaze, pour obtenir cette vibration et ce grain numérique si particulier, j’ai effectué une recherche dans les ventes aux enchères sur internet en tapant « la caméra la plus pourrie du monde».
J’ai trouvé une petite caméra de 40 euros. Je voulais à l’image du titre du documentaire être aussi un kamikaze dans le format audio visuel utilisé, sur la manière de filmer Beirut, l’espace, les gens et dans le montage. C’était une condition sine qua non face à un pays au sortir de la guerre. D’ailleurs, la caméra a littéralement explosé à la toute fin de l’exportation des six cassettes. Elle était aussi kamikaze. Que cela soit avec des références cinématographiques comme les écrits Corsaires de Pasolini, j’avais des choses à dire à ce pays après le long séjour que j’avais passé en France. De par mon vécu et ma conscience critique, j’étais bien armé pour mon retour à Beirut. La forme rejoint toujours le fond dans mon cinéma. Si je dois montrer un Liban en crise, ravagé, l’image doit en être le reflet. Moi-même, je me mets littéralement à nu devant ce monde et je le critique. C’était impensable de filmer Beirut avec un appareil 5D et des effets esthétisants, décoratifs.
C’est à l’opposé des documentaires qui pullulent lorsqu’il y a un conflit dans un pays comme au Liban. Tout est très préparé dans ces « films ». J’imagine que c’est tout le contraire pour Beirut Kamikaze. Métaphoriquement, vous préférez décomposer, au lieu de composer ?
Effectivement, j’ai été très spontané dans ma façon de capter ce Beirut. Il n’y avait pas de préparation à proprement parler. J’avais effectivement le désir d’aller à tel ou tel endroit ou d’être en confrontation avec telle tranche de peuple. Cette spontanéité a été gardée lors du montage avec les ratés, ce qu’il y avait entre les prises, le hasard. Selon la situation, l’improvisation est primordiale. Si le réel me provoque, je le provoque à mon tour. Je veux être dans le ventre creux de la vie.
Votre démarche est authentique !
Je trouve hypocrite le cinéma Entertainment, ce qu’on qualifie de cinéma dominant, parce qu’il ne fait que montrer des valeurs. Il est moraliste et consensuel. C’est à l’opposé de la vie. Je cautionne donc les accidents, les imprévus que j’intègre au montage final de mes films surtout lorsque je vois qu’ils sont nécessaires. Je suis loin d’être dans une démarche perfectionniste. La technique ne m’intéresse pas, je suis plus enclin à convoiter la grâce, la fragilité des corps. En général, la première prise est la bonne.
Il n’y a donc pas de limite entre documentaire et fiction ?
Je suis toujours dans une logique fictionnelle, mais gouvernée par la liberté. Je me pose surtout la question de savoir ce que je montre à l’image, quand est-ce que je coupe. La présence de la caméra bouleverse de toute façon ce qu’il y a de capté. Je suis à la fois cameraman et preneur de son dans mes documentaires. Cela reste de la création qui s’oppose à l’académisme. Quand je filme, c’est une création personnelle. Il est impossible de s’effacer lorsque l’on filme, contrairement à ce que distille la pensée des ateliers Varan ou les écoles de cinéma. Je combats cette idée. En rencontrant l’autre, il y a une confrontation, c’est un échange.
Pourtant vous semblez vous tourner de plus en plus vers des œuvres de pure fiction ?
Il y a tout de même une limite lorsque l’on fait un documentaire que je ne peux plus franchir. C’est pour cela que je me tourne vers la fiction par le biais de dispositifs théâtraux. Je trouve qu’on peut aller très loin dans la radicalité et la « viscéralité ». C’est une évolution de travailler avec les corps, de mettre un peu de moi dans les personnages que je dépeints, y compris les femmes. Je réinjecte les thématiques qui me sont toujours aussi chères comme l’errance, la perte de soi, l’incommunicabilité, les traumatismes de la guerre…
Or, l’aspect rigide de la fiction peut en apparence imposer plus de limites ?
Au contraire, il y a encore plus de choses à casser et de limites à dépasser. Dans une fiction, on ne travaille plus aussi seul que dans un documentaire. Le système de communication évolue. Je conserve presque la même équipe technique, la même troupe. Ce sont des amis. C’est important. Ils n’ont pas forcément un bagage technique ultra-professionnel, mais cela importe peu. Au fil des années, on a formé une équipe soudée. Les gens se connaissent, ils savent ce que je veux. C’est précieux.
Même si on est dans la fiction, vous réalisez des œuvres toujours aussi exacerbées ?
On exagère les événements pour mieux souligner les mécanismes de fonctionnement comme par exemple dans les relations humaines, entre les corps passionnés et en crise. S’il y a ces corps-là dans mes fictions, ce n’est pas seulement pour montrer le côté intimiste du couple. Ce n’est pas qu’une crise sadomasochiste du rapport de force, c’est plutôt la métaphore du politique et de la société.
S’il y a un problème dans le couple mis en scène à l’écran, c’est qu’il y un problème bien plus général qui touche à la société elle-même. C’est l’une de mes thématiques. Par exemple, le fait que je revienne systématiquement vers le passé, c’est évidemment pour mieux comprendre et critiquer le présent. Cela va au-delà du principe de l’archive ou du travail de mémoire. En somme, l’après-guerre, c’est la suite de la guerre, cela obéit aux mêmes structures.
Si nous suivons votre parcours de pensée et d’expression artistique, le format du court métrage c’est dorénavant du passé ?
Oui, maintenant le format court ne me convient plus. J’ai besoin du temps, de la durée à toutes les étapes de la conception d’un film. Dans cet espace-temps, rien n’est formaté. Je peux réaliser un film de 10 heures si le désir s’en ressent. Après la réalisation de Beirut Kamikaze, je suis sur un nouveau projet qui s’intitule : Too Much Love Will Kill You qui se déroulera entre Paris et Beirut. C’est une descente aux enfers dans la crasse du monde. Je suis en plein casting. C’est pour cela que chaque entretien avec les acteurs dure une heure. C’est un travail très physique, très corporel.
Même si j’ai 300 candidates pour le personnage féminin principal, la sélection est simple au final parce que je vois bien dès la première minute si une actrice a un concept bourgeois du métier. Je cherche une personne qui accepte de prendre des risques avec le cinéaste. Il faut que sa chair et son corps puissent comprendre et vivre ce que j’ai vécu pour le retransmettre à l’écran. Par exemple, pour Ali is good for Jesus, les préparatifs au tournage ont pris 7 mois. Le tournage a duré 4 jours et le montage n’en a pris que 5. Je n’ai pas besoin de passer 3 mois sur le montage du film contrairement à ce qu’il se fait ailleurs.
C’est une démarche plutôt marginale ?
Le cinéma est fait pour être vu. Je ne veux pas non plus être catalogué comme marginal, underground. Pour preuve, mon premier long-métrage sort en salle. C’est une petite sortie dans le 5ème arrondissement de Paris au Studio Galande. C’est un vrai engagement de la part de mon distributeur qui a presque mon âge. C’est aussi une nouvelle génération. Je ne veux pas rester à projeter mes films à mes amis et à mes ex dans la salle de l’ETNA. Sur ce dernier point, je quitte l’Etna après 10 ans de collaboration, car j’aspire à un épanouissement autre qui s’inscrit tout de même dans la continuité. J’accepte le côté Entertainment du cinéma. Je suis ouvert, j’accepte la communication. Par contre, je ne fais pas de compromis. Être toujours fidèle à moi-même, mes idées, à mon côté brut, tout en s’adressant à un public : c’est un pari risqué, osé, mais peut-être gagnant un jour.
Le cinéma a un coût, les vôtres ne semblent pas dépendre de cela ?
Il faut toujours du plaisir pour faire du cinéma et plus généralement pour vivre et exister. Je fais des films avec ou sans moyens financiers. Pour l’instant, je réalise des films à production très réduite. Le coût financier est très faible. Ali is good for Jesus a coûté près de 2 000 euros. Avec ou sans argent, je fais des films comme je respire.
Comment choisissez-vous vos acteurs et actrices ?
Je ne peux rien faire sans passion, sans désir. Il faut que je désire la personne que j’ai en face de moi. Cela n’a rien à voir avec la beauté physique. Je préfère des acteurs et actrices qui ont du caractère, du vécu et non pas des top-modèles aux traits lisses. Pour l’instant, je réalise des films sur un désir bridé, voire cassé. La frustration, le désir inaccompli sont donc omniprésents. Je fonctionne beaucoup au feeling pour le casting de mes films. Par exemple, je n’utilise jamais de caméra pendant le casting. Après, je prends des notes. C’est la rencontre, l’instant le plus important. Je fonctionne beaucoup plus avec la mémoire et le ressenti, la séduction et le désir. C’est le moteur de tout le monde. La force, la fragilité, la performance du corps qui est en face de moi comptent bien plus que tout.
Votre cinéma évolue de plus en plus vers le numérique. Pour quelles raisons ? Est-ce que cela a changé votre manière de réaliser des films ?
Je ne suis pas fétichiste de la pellicule. C’était intéressant comme apprentissage de faire du cinéma en commençant par ses fondements. Le numérique n’a jamais changé ma façon de faire des films. L’élément essentiel qui joue en la faveur du numérique est la dimension temporelle. Vu que je fais de plus en plus des longs plans et que je m’oriente vers le format du long-métrage, la pellicule ne me le permet pas, ni techniquement, ni financièrement.
C’est une démarche qui ne rentre pas dans la surconsommation des nouvelles caméras de plus en plus perfectionnées. Je peux aisément revenir à la pellicule, s’il le faut. Par exemple, en 2008, avec Wadi Khaled qui se déroule dans une zone frontalière entre le Liban et la Syrie. J’ai filmé des Bédouins confrontés à la misère. J’ai fait en quelque sorte mon Las Hurdes en référence à Buñuel. J’avais besoin pour cela d’avoir une image très dure. J’ai donc utilisé des pellicules Super 8 périmées qui m’ont donné une image fade, tamisée, pauvre et granuleuse.
Entretien réalisé par Gwenaël Tison.
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